ثقافة Hichem Ben Ammar : L’enjeu de la Cinémathèque est civilisationnel
Les différents panélistes participants à la rencontre « Les jeudis du cinéma », organisée le jeudi 12 septembre 2024 par le syndicat audio-visuel de la CONECT (Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie) à la cité de la culture sous le thème « Cinémathèque Tunisienne : Priorités pour une nouvelle impulsion », étaient tous d’accord sur le fait que la cinémathèque tunisienne est un projet national qu’il faut sauvegarder et consolider car ses enjeux, comme l’estime le réalisateur et ancien directeur de la Cinémathèque Hichem Ben Ammar, sont civilisationnels. Ce dernier a appelé, suite à des discussions avec divers acteurs culturels, à mettre en place un conseil d’orientation dont la mission serait d’assurer la pérennité de cette institution.
Nous transmettons à nos lecteurs, l’essentiel de l’intervention de Hichem Ben Ammar pour l’intérêt qu’elle représente d’un point de vue historique aussi bien que concret.
Sauver la cinémathèque, sauver l’identité du peuple
Hichem Ben Ammar a commencé par rappeler qu’il faudrait que les décideurs comprennent aujourd’hui qu’on ne peut pas dissocier la sauvegarde du patrimoine audiovisuel de la sauvegarde du patrimoine en général et de celle de l’identité du peuple. En effet, la cinémathèque offre cette double possibilité de préserver la mémoire audio-visuelle du pays et de transmettre la mémoire visuelle tunisienne.
Voilà ce que développe Ben Ammar :
« Nous voudrions que la cinémathèque renaisse, c’est qu’elle existe aujourd’hui dans un état de veilleuse, elle connaît des hauts et des bas. On peut considérer ça comme une crise de croissance mais aujourd’hui nous voudrions être concret, et donner des recommandations et des conseils pratiques pour que cette institution puisse aller de l’avant. Je dirais que la cinémathèque est un projet qui a plutôt bien démarré en 2018, sans vraiment réussir à se mettre debout. Alors comment lui donner une nouvelle impulsion, garantir sa pérennité sachant que son succès est conditionné par la réforme globale du secteur et spécialement par la réforme du Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) qui semble très perméable à nos propositions et à nos recommandations en tant que CONECT, nous sommes un syndicat représentant 35 entreprises audio-visuelles de tout bord à la fois dans la production, dans l’exploitation des salles et dans la prestation de services.
La cinémathèque, naissance d’une notion, naissance d’une nation
Ce titre fait allusion au film « Naissance d’une nation » de Griffith, le grand film du début du cinéma. La notion de cinémathèque est fondatrice de la nation. C’est ça ce que nous voulons vraiment faire comprendre, cette notion de préservation de la mémoire est bien fondatrice de la nation et de tout son héritage, et c’est ce que le politique doit entendre et ouvrir ses bras à notre proposition qui émane de la société civile.
L’émergence de l’idée de la cinémathèque comme notion fondatrice de la nation
L’idée de la cinémathèque est née en 1930, suite à une prise de conscience au niveau de la corporation, c’est que 80 % du cinéma muet produit de 1895 à 1930 avait disparu, imaginez donc ce trou béant dans l’histoire du cinéma mondial ! Et pourquoi ces 80 % ont-ils disparus ? Parce qu’il y avait un bras de fer entre les distributeurs, les commerçants et les collectionneurs, car on ne regardait pas le film de la même manière. Le collectionneur pense que le film est un bien culturel qui doit lui revenir en tant qu’héritage. Le distributeur pense que le film doit lui rapporter de l’argent. Bref, c’est vraiment antagoniste. Il a fallu que des films soient perdus totalement et que la cinémathèque les retrouve et les restaure, pour que les distributeurs comprennent enfin que la cinémathèque avait une importance capitale pour la mémoire.
Aperçu historique
La première cinémathèque a été créée en 1933, en Allemagne, sous le Reich. C’était la cinémathèque d’Hitler qui a institué un dépôt légal ; elle avait de très grosses collections. La cinémathèque française, quant à elle, est née en 1936, sous la houlette de Jean Mitry, de Henri Langlois et de Georges Franju, Henri Langlois était le leader. Ce dernier était un vrai personnage qui collectionnait les films, qui dormait avec des films sous son lit. Les films étaient des films nitrates qui pouvaient s’enflammer à tout moment, sa vie était en danger. Il était boulimique de films. En 1938, création de la Fiaf (fédération internationale des archives de films), il y a donc cette prise de conscience qui devient mondiale, et la fédération va chercher à établir des échanges entre les cinémathèques, à créer des solidarités inter-cinémathèques au bénéfice des films qui ont été sauvés comme Métropolis de Fritz Lang, Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, comme Le fantôme de l’opéra. Ces films ont été sauvés grâce à des cinémathèques, vous voyez donc l’importance de la cinémathèque dans la conservation et l’écriture de l’histoire du cinéma ; et puis il y a eu la déclaration de l’Unesco sur la préservation des images en mouvement en 1980 et cette déclaration concerne beaucoup les pays du Sud qui sont encouragés à créer des cinémathèques.
Vocation de la cinémathèque
Une cinémathèque a deux vocations, une vocation patrimoniale et une vocation pédagogique. Il s’agit de sauvegarder la mémoire et c’est un lieu muséal qui valorise ses propres collections. Donc une cinémathèque qui n’a pas sa propre collection ne peut pas prétendre à ce titre dans la mesure où elle ne fait pas le travail de sauvetage (il s’agit de films de tout support et surtout de non-films, c’est-à-dire des affiches, des dépliants, des billets de cinéma, des décors, des esquisses, des costumes, bref tous les objets qui ont servi à la création d’un film). Il y a un grand malentendu auprès de nos décideurs. J’ai entendu plein de fois des ministres nous dire l’aspect didactique de la cinémathèque, c’est la partie visible. La partie d’animation et de valorisation est la partie muséale. La sauvegarde, c’est la partie immergée de l’iceberg. Les décideurs en Tunisie ne veulent pas penser une cinémathèque qui accomplit ses deux vocations mais la voit en tant que salle de projection, en tant que salle de répertoire. Il faut faire les choses selon les règles de l’art et les règles de l’art sont édictées depuis 1930. Alors les deux volets sont indissociables. Il y a une symbiose entre la dimension de conservation et de sauvegarde et la dimension de diffusion au niveau du public.
Un mot sur les collections
Comment constituer une collection ? On ne la constitue pas avec une baguette magique, on ne la constitue pas avec beaucoup d’argent, non, on la constitue avec de la patience et avec du temps et sur le long terme et comment à moindre coup ? Grâce au dépôt légal. Je vous parlais tout à l’heure de la cinémathèque du Reich qui a été la première à créer le dépôt légal, le dépôt légal est la manière la plus économique de créer des collections, et donc une fois que l’œuvre commerciale a fini son destin commercial, la copie passe à la cinémathèque, et elle devient bien culturel. La collection se constitue aussi grâce aux donations des mécènes, des producteurs et des distributeurs, grâce aussi à la collecte, grâce aux acquisitions et ce n’est qu’une partie infime parce que le travail se fait au niveau justement du mécénat et de la collecte auprès des distributeurs et des producteurs qui sont les mécènes de la cinémathèque.
Déontologie de la conservation
Un point fondamental, c’est le respect du droit. Les règles éthiques de la Fiaf sont assez draconiennes, on ne peut pas entrer à la Fiaf et ne pas respecter les ayants droits de chaque film. Chaque cinémathèque doit faire une demande de paiement de droits dans le cas d’une présentation publique à la cinémathèque tunisienne. Nous avons respecté depuis le début cette consigne, cette règle fondamentale. La cinématique conserve des films sur tout support. Elle ne fait pas de hiérarchie bien que l’exploitation commerciale fasse la différence, le Super 8, le VHS, le BTC, le Betacam, le Betamax, tous les supports audiovisuels sont les bienvenus à la cinémathèque parce que toute image devient avec le temps un document historique destiné aux chercheurs.
Les formes de la cinémathèque
Nous allons parler des formes juridiques possibles d’une cinémathèque. La cinémathèque peut être une association comme la cinémathèque française par exemple selon la loi de 1901, et nous, nous avons la loi de 1958, elle peut être une fondation comme la cinémathèque de Bologne, elle a été cinématique communale au début et s’est transformée en fondation en 2012, elle peut être un département de la bibliothèque nationale comme le British film Institute, comme la cinémathèque royale de Belgique qui fait partie de la bibliothèque royale de Belgique ; elle peut faire partie d’un musée comme le Moma, la cinémathèque américaine est née dans un musée d’art moderne et puis elle peut être un département du centre national du cinéma comme au Maroc ; elle peut être un établissement public indépendant comme la cinémathèque canadienne. Toutes ces formes d’organisation ne sont pas indépendantes d’une chose : c’est l’argent qui provient en majorité de l’Etat, donc peut-on dire que les cinémathèques quelques soit leurs formes juridiques, sont indépendantes ? Elles ne le sont pas puisqu’elles sont soumises au diktat de l’argent. Nous ne pouvons pas échapper à cette évidence : que la cinémathèque nécessite de l’argent.
Quelques repères historiques
La création de la première cinémathèque tunisienne remonte à 1958 en tant qu’association. Les origines de ce projet remontent à Sophie El Golli, jeune professeur d’anglais, férue de littérature, qui fait partie du groupe d’Henri Langlois, le fondateur de la cinémathèque française, c’est son amie. Elle rentre en Tunisie et Henri Langlois lui promet de lui envoyer des copies par la valise diplomatique ou à travers Tunis air. Il s’agit tout d’abord du cercle de la cinémathèque française qui en 1958 adopte des statuts qui sont validés, donc la cinémathèque a réellement existé juridiquement en 58. C’était une projection de films de répertoire, de films anciens qui étaient restitués à la Cinémathèque française.
Cette cinémathèque avait une existence fantomatique malgré ses statuts, car pas de collection, pas de salle dédiée, et du nomadisme une fois à la maison de culture Ibn Khaldun, une fois à la salle des fêtes du lycée Carnot, une fois au cinéma Le Paris, une fois à la maison de culture Ibn Rachiq, une fois au studio 38, donc les projections n’étaient pas stables et les films étaient détruits par huissier notaire après leur exploitation. Donc impossibilité de sauver des films qui pourraient faire partie de la collection de la cinémathèque. Pas de liberté d’expression aussi, puisque les films étaient soumis à un visa. Or selon les statuts de la Fiaf, les films doivent passer intégralement tel que les a voulus leurs auteurs donc pas de censure. Les films de Samama Chikli ont même été remis à Henri Langlois pour les services rendus, ces films ont disparu pendant une trentaine d’années, on pensait qu’ils avaient brûlé dans un incendie dans un entrepôt de la cinémathèque française en 1982 et puis les films réapparaissent en 1993 à la veille du centenaire du cinéma.
Raisons de l’échec du premier projet
Le limogeage par André Malraux d’Henri Langlois, c’était en mars 1968 à la veille d’une révolution et le départ d’Henri Langlois de la cinémathèque qui en était l’homme-orchestre mais qui était chaotique et qui avait des collections énormes que l’Etat qui finançait voulait gérer d’une meilleure manière. On a remplacé Langlois par Barbin et les cinéastes se sont élevés comme un seul homme, il y a des pays où ça arrive, et ils ont organisé des manifestations devant la cinémathèque, ils ont fait un bras de fer avec André Malraux, et Henri Langlois a réintégré son poste qu’il a gardé jusqu’en 1977, date de sa mort. Stanley Kubrick, Orson Wells, Charlie Chaplin avaient signé des pétitions pour le maintien d’Henri Langlois.
Le limogeage d’Henri Langlois était une perte pour la cinémathèque tunisienne parce qu’il n’y avait plus de copies. Il y a donc un coup d’arrêt, et puis il y a suspicion des autorités. Le départ d’un directeur de cinémathèque crée une révolution dans le pays en mars 1968, en prélude aux évènements de Mai 68, qui a eu lieu dans une cinémathèque ! Comment voulez-vous qu’un régime autoritaire comme celui de la Tunisie n’ait pas peur de ces associations comme la FTCC, la FTCA qui étaient des foyers contestataires, trotskistes, maoïstes. La cinémathèque tunisienne a bien sûr pâti de cela. Donc absence de perspectives de développement et démobilisation des fondateurs comme Sophie El Golli et Jacques Perez qui se sont beaucoup investis. Il y a eu aussi le départ de tous les coopérants qui animaient l’association, il y a eu le départ de tous les juifs de Tunisie après les événements de 67. La cinémathèque qui était cosmopolite s’est vraiment affaibli et ses statuts ne lui ont plus servis à rien.
Deuxième tentative d’une nouvelle cinémathèque
Deuxième tentative inaboutie, vous voyez c’est une épopée, celle de la Satpec (Société anonyme d’expansion cinématographique) qui avait un devoir culturel. Elle a animé à la rue d’Alger (actuellement le ministère de la femme), une salle de 100 places avec des films dont elle détenait les droits et qu’elle projetait comme dans une boite à films (Ben Ammar montre un exemple d’un billet remontant aux années 76). L’expérience a duré jusqu’au en 1980, année des attentats de Gafsa, et pour des motifs de sécurité, cette salle qui était attenante à un ministère, a été définitivement fermée pour des motifs de sécurité.
Troisième tentative d’une cinémathèque sise au musée d’art moderne du belvédère
Troisième tentative complètement confisquée. Ça se passe au musée d’art moderne du belvédère où il y avait les collections de tableaux acquis par l’Etat, j’y ai travaillé de 1980 à 1987 et j’ai récupéré 7 ou 8 films sur l’art (un film de Hamadi Essid sur Jallel Ben Abdallah, un film sur Zoubeir Turki, un film sur la mosaïque romaine, un film sur Brahim Dhahak) qui sont revenus d’ailleurs à la Cinémathèque. Ces films donnaient une sorte de légitimité à la cinémathèque et nous en avons profité pour sensibiliser les décideurs. En 1988, le musée d’art moderne est cédé au ministère de la défense et la cinémathèque est bel est bien confisquée.
Nous, cinéastes jaloux de notre métier et passionnés par ce pays sommes en mesure de demander des comptes aux décideurs qui n’ont rien fait pour sauvegarder notre patrimoine audio-visuel. Jusqu’à ce jour, depuis 60 ans, il n’y a pas eu une bourse d’étude offerte ni par un pays étranger, ni ami pour former des techniciens dans le domaine de la restauration. Aujourd’hui, nous sommes obligés de nous former sur le tas. La responsabilité des pays amis y est pour beaucoup dans ce statu quo de l’anéantissement de la mémoire.
Choix politiques erronés
L’erreur a été de confier, lorsqu’on a créé la cinémathèque, toutes les archives au département du cinéma alors que la cinémathèque faisait partie du CNCI, il y a eu donc lutte de territorialité des pouvoirs.
En 1990, lorsqu’il y a eu la restauration du « Fou de Kairouan », en 96 lorsqu’il y a eu la rétrospective des films de Samama Chikli à l’occasion d’un cycle de cinéma tunisien à l’institut du monde arabe à Paris jusqu’au colloque international de 2016 qui s’est déroulé pendant les JCC et qui était un colloque d’importance. Tout ça donnait d’énormes espoirs.
En 2018, la cinémathèque élit domicile à la cité de la culture, l’inauguration a lieu le 20 mars, date symbolique de la notion et de la nation. On n’a pas choisi cette date par hasard, la cinémathèque fait partie des pôles de la cité de la culture, elle est inscrite dans l’organigramme du centre national du cinéma et de l’image.
Et si la cinémathèque perdait sa dernière salle !
La cinémathèque a bénéficié au départ d’un bloc de 3 étages qui lui étaient dédiés. Grâce à Mohammed Challouf et à moi-même, nous avons conseillé le ministre de l’époque Mohamed Zine El Abidine pour qu’il organise de manière optimale l’utilisation de ces espaces. Au début on avait 3 salles (Sophie El Golli, Tahar Cheriaa et ciné 350), un espace muséal et des locaux administratifs, cela a été grignoté petit à petit avec des arguments rationnels, mais aujourd’hui la cinémathèque risque de perdre sa salle unique et principale aussi, elle pourrait la perdre si on nous dit que la salle va être louée ! Ce n’est pas possible qu’on arrive à ce risque, à cette régression ! Si on veut faire marcher le projet d’une manière non bureaucratique, il faut lui donner une âme parce que le projet ne peut pas vivre sans avoir une âme.
La cinémathèque est membre observateur de la Fiaf depuis le 2 novembre 2019 après un long travail de persuasion et des justifications de travail pédagogique et patrimonial. Et en tant que membre observateur, on pourrait devenir membre électeur, mais ça risque de tarder car nous n’avons pas de preuves à apporter sur le bon fonctionnement de la cinémathèque. Peut-être fallait-il attendre un peu et créer une entité autonome ?
La cinémathèque un symbole ?
La cinémathèque est le fleuron de la transition démocratique, elle est arrivée en 2018 dans une unanimité totale, tous les cinéastes étaient euphoriques. Ouverture sur la société civile, liberté d’expression, réhabilitation des concepts de patrimoine et de mémoire, volonté de décentralisation, réparation de la fracture générationnelle. Voilà ce que symbolise une cinémathèque et ce que les décideurs doivent comprendre.
La cinémathèque est une institution pilote dans un pays, c’est elle qui donne le « là », c’est elle qui permet aux maisons de culture, aux maisons de jeunes, aux clubs, etc. d’améliorer leur rendement et de se hisser à un certain niveau. La cinémathèque doit donner l’exemple.
Couverture de Chiraz Ben M’rad